GDF Suez monte en puissance avec International Power
Au terme de mois de discrètes négociations avec son partenaire britannique, GDF Suez détiendra 70 % de la nouvelle entité New International Power. En contrepartie, il réalise un apport d’actifs valorisé entre 22 et 23 milliards d’euros et s’engage à verser un dividende exceptionnel de 1,7 milliard d’euros aux actionnaires d’International Power. Un rapprochement qui donne naissance au numéro un mondial de l’énergie.
« Nous devenons par cette opération la première entreprise énergétique au monde en termes de chiffre d’affaires », a déclaré Gérard Mestrallet sur RTL le 10 août dernier. Le président-directeur général de GDF Suez et son directeur financier, Gérard Lamarche, récoltent le fruit de leur persévérance. Cela faisait plus de trois ans qu’ils se penchaient sur ce dossier, repéré par les équipes de Suez dès le printemps 2007 à la suite d’un appel d’offres remporté avec International Power (IP) en 2006 portant sur la construction d’une usine de dessalement à Bahreïn.
Intuitus personae
Préoccupé ensuite par la fusion complexe avec Gaz de France (retardée par des dissensions au sein du comité d’entreprise), Gérard Mestrallet n’a pu reprendre en main l’opération, baptisée « Mistral », qu’à l’automne 2009. Il se rend alors outre-Manche pour proposer une fusion aux dirigeants d’International Power (IP), qui accueillent chaleureusement sa proposition, espérant donner un nouveau souffle à leur société. IP, holding diversifiée de plus petite taille, organisée sur un modèle de project finance, souffre alors d’un ralentissement de sa croissance dû à l’assèchement de financements cruciaux à l’aune des besoins d’investissements colossaux de ce secteur. « Dans un secteur de l’energie toujours plus concentré au niveau européen et maintenant au niveau mondial, IP devait tôt ou tard s’allier ou s’adosser à un partenaire stratégique. La firme avait d’ailleurs mené des discussions avec d’autres partenaires potentiels, mais le rationnel d’un rapprochement avec GDF Suez était très fort et s’est imposé comme une évidence », explique Patrick Dziewolski, associé spécialisé dans les fusions-acquisitions au sein du cabinet Bredin Prat à Paris. Les partenaires financiers de longue date du groupe, Goldman Sachs, BNP Paribas, et Rothschild (déjà conseil sur le rachat d’Electrabel), entament les négociations avec leurs homologues. Ces banques joueront un rôle déterminant, réalisant entre autres avec l’acquéreur la valorisation de la cible.
En relation directe avec ses homologues anglais, le p-dg du fleuron énergétique français obtient l’aval définitif des conseils d’administration des deux firmes en août. Jean-Michel Steg, senior managing director, responsable de l’activité fusions-acquisitions du bureau parisien de Blackstone, souligne « l’importance de l’aspect relationnel dans l’implémentation et la mise en œuvre de l’opération ».
Un intuitus personae qui permet aux négociations d’aboutir en dépit des difficultés successives. Ainsi Invesco Perpetual, premier actionnaire d’IP avec 11,2 % des droits de vote, réputé pour sa ténacité, fait figure de dernier obstacle. Celui-ci se laisse finalement convaincre par le dividende promis de 92 pence par action, s’engageant de manière irrévocable à voter en faveur de l’opération. La date de clôture de la transaction est fixée à fin 2010 ou début 2011, une fois l’accord reçu des actionnaires et des autorités de la concurrence.
Structure innovante
D’aucuns diraient que le marché ne se trompe jamais. Celui-ci accueille plutôt bien le projet, salué par des analystes tels que Per Lekander d’UBS, qui estime que « c’est sans aucun doute une bonne opération pour les deux parties ». Pour Jérôme Calvet, co-président de Nomura France, « le projet est créateur de valeur pour les deux ensembles d’actionnaires ». Les banquiers s’accordent à penser que le prix payé par GDF Suez est « raisonnable », « équilibré » voire « très bon » étant donné la structure innovante du deal, l’intérêt stratégique de la transaction pour le groupe et la position unique d’IP vis-à-vis de son partenaire. D’autant plus que « les Anglais sont toujours prêts à vendre, mais cher », comme nous le confie un banquier proche de l’opération. La valorisation des quotes-parts de minoritaires aurait d’ailleurs été particulièrement difficile.
L’essentiel du prix sera payé par la société française sous la forme d’un apport de plusieurs de ses actifs en Europe et à l’international. Cette organisation lui permet de transférer à cette occasion 4,4 milliards d’euros de dette nette. Une somme moins élevée que prévue, quoique compensée par une valorisation également plus basse que celle envisagée.
Cette structure atypique, qui a requis une grande technicité des équipes financières, juridiques et opérationnelles du groupe, lui permet de limiter la sortie de trésorerie. Gérard Mestrallet poursuit comme à son habitude par croissance externe (fusion avec GDF et transaction sur Electrabel). GDF Suez ménage ainsi ses liquidités, un vrai plus dans un secteur très consommateur en capex (elle prévoit 11 milliards d’euros d’investissements annuels pour le nouvel ensemble) et frappé comme les autres par un accès difficile au crédit et la méfiance des investisseurs.
Face à EDF, acquéreur en cash en 2008 de British Energy qui l’avait selon certains « racketté », le contraste est net. Il reflète peut-être la différence d’approche de deux sociétés aux héritages très différents : tandis que l’État français détient 84,5 % d’EDF, sa part dans GDF Suez se limite à 35 %. « Suez est une vieille holding financière et cela compte dans ses gènes », commente un banquier d’affaires. « Comme Danone ou Wendel, elle est très outillée financièrement. » De plus, la reprise par apport d’actifs, plutôt que par échange de titres, permet à l’Etat de conserver sa minorité de blocage.
Le transfert d’actifs présente un autre avantage, moins évident mais tout aussi important. Il constitue un moyen de couverture dans une industrie volatile où il est difficile d’attribuer une valeur monétaire précise aux actifs achetés. « Qui peut deviner les prix de l’électricité ou du gaz dans 18 mois ? », interroge Jean-Michel Steg. Or, en l’occurrence, la valeur de la contribution de GDF Suez aux opérations de New International Power (NIP) fluctuera avec les fortunes de cette dernière.
Des activités complémentaires
Malgré l’importance de ces considérations, l’aspect stratégique de la fusion demeure la motivation première. Tout d’abord, les deux groupes annoncent des synergies s’élevant à 197 millions d’euros par an avant impôts pour New International Power, fruits d’économies de frais généraux, avec entre autres la division par deux du nombre de bureaux dans certaines zones, et de réductions de frais financiers. Ces dernières seraient rendues possibles par la notation investment grade escomptée par la nouvelle entité, obtenue grâce à l’apport de GDF Suez. Le groupe français compte en ce qui le concerne sur des synergies additionnelles de 70 millions d’euros à son niveau par le biais d’optimisations fiscales et financières grâce au rapprochement. Au niveau de NIP, 75 % des synergies seraient réalisées la deuxième année après la transaction, contre 80 % chez GDF Suez.
Toutefois, selon Yoël Zaoui, responsable des activités de banque d’investissement en Europe pour Goldman Sachs, « il s’agit d une opération de rapprochement industriel dans un secteur à la fois très concurrentiel et en forte croissance mondiale. Bien qu’il y ait des synergies opérationnelles, la priorité est de permettre au nouveau groupe de croître mieux et plus rapidement ».
Le management vante les complémentarités géographique et opérationnelle de leurs sociétés, qui leur permettent d’asseoir leur domination du secteur de l’énergie et d’assurer une couverture globale. Ils ont d’ailleurs signé un accord de non-concurrence portant sur l’international (NIP), l’Europe continentale et le nucléaire, réservé lui à GDF Suez. Celle-ci voit ce deal comme un important accélérateur de croissance et de développement, lui faisant gagner des années sur ses projets d’expansion à l’international. Elle prévoit de passer numéro deux mondial de la production d’électricité derrière EDF avec une capacité en opération de 107 gigawatts, tandis que NIP devient premier producteur mondial indépendant d’électricité, affichant 66 gigawatts. La firme française passe leader européen en termes de volume de gaz géré. GDF Suez se voit renforcé en Angleterre et Europe continentale, aux États-Unis et sur les marchés émergents (Moyen-Orient, Asie) et gagne une présence en Australie. Le nouvel ensemble sera leader dans les marchés émergents, dont la consommation d’électricité doit augmenter chaque année de 3,9 % en moyenne d’ici à 2030, selon l’Agence internationale de l’énergie, à comparer avec 1 % pour les pays de l’OCDE. La diversification diminue de plus les risques pays et règlementaires auxquels le groupe doit faire face. Elle contribue à l’équilibrage du portefeuille entre différentes sources d’énergie et types de contrats, améliorant la couverture du groupe sur les contrats à terme du gaz. Enfin, l’ouverture géographique permet également à GDF Suez de sortir du tête-à-tête franco-français avec EDF.
Une opération moderne
Au-delà de ses modalités financières originales, la transaction présente, à plusieurs titres, « quelque chose de résolument moderne », se félicite Grégoire Heuzé, managing director au sein de l’équipe fusions-acquisitions de Rothschild à Paris. Le défaut d’enchère contraste avec les excès du boom, le caractère sollicité et consensuel de l’opération (le conseil d’administration de GDF Suez l’a votée à l’unanimité) contribuant à expliquer son organisation irréprochable. La transition managériale ordonnée – la future gouvernance de NIP a été convenue à l’avance – accompagne une configuration juridique bien huilée. Les syndicats, favorables à un développement international fort du groupe français, se voient offrir des garanties écrites sur l’absence de licenciement et sur la représentation syndicale des employés concernés par le rachat du britannique. L’intégration d’IP ne soulève pas non plus d’angoisse, le géant industriel, rompu aux acquisitions, au transculturel et déjà implanté dans le monde anglo-saxon, ayant de quoi gérer confortablement cette combinaison. « La tendance est vers un partenariat respectueux, gagnant-gagnant et protecteur de bilan, fondé sur la mise à profit de l’expertise locale de chacun », ajoute Grégoire Heuzé. Une impression confirmée par la coopération récente de Renault et d’AvtoVAZ, ou encore la fusion de Danone avec le russe Unimilk. Et qui annonce peut-être bien la fin des acquisitions entièrement cash, agressives et hautement politiques, de certains champions nationaux.
Expansion internationale
En dépit de ces atouts indéniables, quelques doutes subsistent. Per Lekander qualifie les synergies espérées de « très ambitieuses », tandis que d’autres s’interrogent sur l’impact de l’endettement que nécessite l’opération. Le groupe français voit en effet sa dette nette passer de 33,5 à 42,4 milliards avec la consolidation de NIP et le paiement du dividende exceptionnel. Ceci impliquerait un levier financier (dette nette sur capitaux propres) en hausse de six points à 54 %, conduisant Moody’s à placer le rating de l’énergéticien sous surveillance négative, bien que Gérard Mestrallet chasse toute inquiétude, soutenant que son groupe, qui prévoit de retenir 17,5 milliards d’euros de liquidités post-transaction, « continuera à avoir le meilleur bilan du secteur ». Il poursuit en promettant des ventes d’actifs non stratégiques, notamment dans les infrastructures d’énergie en Belgique, à hauteur de 4 à 5 milliards d’euros en deux ans, visant un levier de 50 %. Une simple formalité à la lumière des 10 milliards d’euros de cessions effectués d’après lui par la société entre 2008 et 2010, quoique GDF Suez ne s’interdise pas de racheter les minoritaires d’ici un à deux ans, une fois la clause afférente du contrat de fusion expirée.
Les analystes ne paraissent pas défavorables à une expansion internationale supplémentaire, qu’elle s’opère par ce biais ou par celui du rachat de capacité productrice en Allemagne ou en Pologne. Dans ce pays, la société est candidate face à EDF à l’acquisition d’Enea, troisième électricien du pays. Cet optimisme reflète sans doute le potentiel de l’industrie de l’énergie, vouée à demeurer très dynamique en vertu de la croissance de la demande mondiale et de la découverte de nouvelles technologies autorisant l’apparition de sources d’approvisionnement inattendues. Mais il est d’autre part la conséquence directe du savoir-faire reconnu des « deux Gérards », navigateurs talentueux sur les eaux troublées de ce secteur.