En chantant les louanges de son ancien premier ministre qui se rêve Président, Emmanuel Macron fait un sale coup à son ancien premier ministre. Il l’empêche de mettre en œuvre la stratégie de la "rupture dans la continuité" utilisée avec succès par Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing ou Nicolas Sarkozy.

25 juillet. Emmanuel Macron prend un bain de foule à Nouméa. Parmi les néo-calédoniens en liesse, un badaud lui glisse la phrase suivante : "En 2027, j’espère qu’Édouard Philippe vous remplacera". "Je tiens à ce que ceux qui ont été auprès de moi pendant ces six ans, qui ont fait des réformes à mes côtés puissent prendre le relais. Édouard Philippe a bien fait cela, c’est un ami", lui rétorque le président de la République.

Aussitôt les commentateurs de la vie politique s’en donnent à cœur joie. Selon eux, l’hôte de l’Élysée aurait désigné son dauphin. Quelle erreur ! En réalité, le chef de l’État a de manière habile glissé une belle peau de banane sous les pieds de son ancien premier ministre.

Sous la Vème République, il existe une règle qui s’est vérifiée à plusieurs reprises : lorsqu’un président ne veut ou ne peut plus se représenter, son dauphin potentiel utilise une technique éprouvée. Il s’agit de feindre le respect envers le chef de l’État, tout en le critiquant. De son côté, le président de la République, par tactique ou par orgueil, glisse des bâtons entre les jambes de celui qui, dans son camp, se rêve calife à la place du calife. Cette stratégie suppose un président de la République agressif ou au mieux passif. En le traitant en ami, Emmanuel Macron étouffe Édouard Philippe. Si jamais celui-ci est trop véhément, il sera assimilé à un traître car, après tout, qui s’en prend à un ami ? Pourtant, critiquer ou entraver le numéro 1 est la meilleure technique pour accéder au pouvoir.

Édouard Philippe, la stratégie des petits cailloux

Maître Jedi de la "politique politicienne", le maire du Havre a peu à peu construit un dispositif censé l’emmener vers l’Élysée en jouant cette fameuse carte de la rupture dans la continuité. Ainsi, il ne se prive pas de faire entendre sa petite musique, ce qui lui permet en filigrane de critiquer la politique menée par le gouvernement qu’il prétend supporter. Un exemple est illustratif : début juin, dans un entretien accordé à L’Express, il explique soutenir la future loi immigration vue comme "nécessaire mais pas suffisante". Il prône notamment la fin de l’accord migratoire avec l’Algérie qui "comporte des stipulations qui sont beaucoup plus favorables que le droit commun (…) le maintien aujourd’hui d’un tel dispositif avec un pays avec lequel nous entretenons des relations compliquées ne me paraît plus justifié". De quoi hérisser la majorité, notamment Gérald Darmanin, architecte du projet de loi qui rêve aussi à la fonction suprême.

L'expérience montre que pour accéder à l'Elysée si l'on est pas dans l'opposition, il faut utiliser la carte de la "rupture dans la continuité"

Le maire du Havre possède également Horizons son propre groupe parlementaire de 29 députés dédié à son ambition ultime. Si le mouvement fait partie de la majorité, il ne se prive pas, à l’occasion, de jouer sa propre partition. C’est le cas en juillet 2022 lorsqu’il vote contre un amendement sur le financement du RSA par les départements.

Le message envoyé par Édouard Philippe depuis la dernière présidentielle peut donc se résumer de la façon suivante : loyal mais pas soumis. S’il apprécie Emmanuel Macron, il n’a pas l’intention de le traiter en "ami". Édouard Philippe qui connaît l’Histoire de la politique française sur le bout des doigts s’est inspiré des méthodes utilisées avec succès par Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing et Nicolas Sarkozy.

Quand Georges Pompidou tue le père

Aux yeux du grand public la transition entre Charles de Gaulle et Georges Pompidou se serait faite naturellement, sans heurts particuliers. Les choses sont plus complexes et la lecture de l’ouvrage de Philippe Alexandre Le duel de Gaulle Pompidou ainsi que le visionnage du documentaire de Catherine Nay de Gaulle Pompidou, jusqu’à la rupture le montrent bien. Ce sont les évènements de mai 1968 qui mettront le feu aux poudres. À la fin du mois, Charles de Gaulle disparaît pendant 24 heures à Baden Baden où il compte vérifier si l’armée est loyale. Écarté de cette décision, son premier ministre se vexe. C’est lui qui négociera les accords de Grenelle, ce qui lui fait comprendre qu’il a la carrure d’un homme d’État. Le premier ministre longtemps perçu comme "falot" ne manque pas de le faire savoir. Résultat des courses, il est limogé en juillet et ne décolère pas contre Charles de Gaulle qui ne l’a pas particulièrement soutenu lors de l’affaire Markovic à l’automne 1968.

En janvier 1969, à Rome, il déclare "ce n’est un mystère pour personne que je serai candidat à une élection à la présidence de la République quand il y’en aura une". Le message est on ne peut plus clair : en cas de vide du pouvoir, le clan gaulliste a un chef. Certains observateurs argueront que cette sortie a joué dans les esprits. Certains auraient voté contre le référendum sur la régionalisation pour provoquer le départ d’un de Gaulle usé et donner sa chance à un dauphin plus jeune.

VGE se met à son compte

Une fois élu président de la République, Georges Pompidou est lui aussi confronté aux ambitions d’un ministre qui se voit prendre sa place. Son nom ? Valéry Giscard d’Estaing, jeune et ambitieux ministre des Finances entre 1959 et 1966 puis entre 1969 et 1974. À l’instar d’Édouard Philippe qui a suivi son exemple, il crée rapidement un groupe parlementaire à son service, les Républicains Indépendants (RI). Un mouvement qui fait partie de la majorité mais ne se prive pas de faire entendre sa voix. Valéry Giscard d’Estaing lui-même ne se prive pas d’appeler au changement, à la modernité. Il en profite également pour attaquer à de multiples reprises la politique "dirigiste" du gouvernement visant par ricochet son principal rival, le gaulliste de gauche Jacques Chaban Delmas. Notons que  Georges Pompidou n’adoubera jamais VGE mais lui reconnaîtra une "vocation nationale".

VGE avait lancé les Républicains Indépendants, un groupe parlementaire au service de son ambition présidentielle. Le maire du Havre a fait de même avec Horizons

Nicolas Sarkozy, la technique des gros sabots

À droite, un autre jeune aux dents longues essaiera de se confronter à un président sur la fin et ressortira la technique de la rupture dans la continuité. Nommé ministre de l’Intérieur dès la réélection de Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy ne tardera pas à dévoiler son jeu. Dans une interview sur France 2 en novembre 2003, il assumera penser à la prochaine présidentielle pas seulement en se rasant.

Si Valéry Giscard d’Estaing et Édouard Philippe ont lancé des partis de taille moyenne destinés à les accompagner dans leur quête du pouvoir, Nicolas Sarkozy met très vite à sa botte le navire amiral de la droite, l’UMP. Régulièrement, il critiquera durement Jacques Chirac dont l’autorité sera si durement ébranlée qu’il déclarera en 2004 : "je décide, il exécute". Le point culminant des tensions aura lieu le 14 juillet 2005. Nicolas Sarkozy sort le grand jeu et entre en rébellion quasi ouverte puisqu’il organise sa propre garden party au ministère de l’Intérieur. L’occasion pour lui de sortir la sulfateuse : "Les Français demandent de l’action, ils demandent que l’on bouscule les idées vieillies" ou encore "Je n’ai pas vocation à démonter tranquillement les serrures à Versailles pendant que la France gronde". Jacques Chirac essaiera de contrarier les ambitions de l’agité en tentant de mettre sur orbite Dominique de Villepin, en vain.

Lionel Jospin et le droit d’inventaire

Attention toutefois, la technique consistant à s’opposer avec plus ou moins de doigté à un président peu enclin à adouber un successeur ne fonctionne pas à tous les coups, Lionel Jospin peut en témoigner. En 1995, celui qui est soutenu du bout des lèvres par François Mitterrand se permet un crime de quasi lèse-majesté en réclamant un "droit d’inventaire" du bilan du premier président socialiste de la Vème République. En mai 1995, au parc Floral de Vincennes, il déclarera devant 5 000 élus du parti à la rose : "Ce bilan est bon quand nous sommes restés fidèles à nos valeurs, il l’est moins quand nous nous en sommes éloignés". Jamais, il ne demandera à François Mitterrand de participer à la campagne. Mais tous ces efforts de démarcation ne serviront à rien. Après deux septennats avec un président de gauche, la France choisira Jacques Chirac.

Petit parti fidèle, prise de distance progressive. Édouard Philippe a bien prévu sa stratégie. Seul hic, il lui manque un personnage clé : celui du président rétif à passer à la main à un successeur qui ne se cache pas. En le traitant "d’ami" Emmanuel Macron montre qu’il n’en est pas vraiment un…

Lucas Jakubowicz