L’article 145 du Code de procédure civile occupe une place de choix dans la boîte à outils des spécialistes du contentieux. Il permet de demander au juge des mesures d’instruction avant tout procès et offre une puissance de frappe redoutable face au futur adversaire. La force de ce dispositif est telle que le juge français peut être saisi même en présence d’une convention d’arbitrage ou d’une clause attributive de juridiction prévoyant la compétence du juge étranger.   

Le succès d’un procès dépend des preuves que la partie présentera devant le juge, que ce soit pour établir les faits dont elle se plaint ou chiffrer ses demandes. Sans preuves pertinentes, son procès sera voué à l’échec, d’où l’importance d’une stratégie de collecte ciblée. Parmi les outils les plus efficaces du droit français, figure l’article 145 du Code de procédure civile (CPC) qui permet, avant tout procès, de solliciter du juge, judiciaire ou consulaire, des mesures d’instruction pour établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un futur litige.

Diverses mesures peuvent être sollicitées, telles une expertise judiciaire ou des opérations de constat par un commissaire de justice qui se rendra dans les locaux d’une entreprise, au domicile familial du dirigeant et/ou chez ses salariés, pour extraire divers fichiers de leurs ordinateurs ou leurs téléphones, les placera sous séquestre puis pourra ensuite, le cas échant, les mettre à la disposition du requérant sous le contrôle du juge et dans le respect des secrets légalement protégés.

Le choix du juge territorialement compétent évite la rétractation ultérieure de l’ordonnance

Dans la mesure où il s’agit de préparer les preuves du futur procès au fond, ces mesures d’instruction ne peuvent en principe être autorisées que par le juge qui aura à connaître du procès au fond. À défaut, l’autorisation n’est pas accordée ou si elle l’a été, elle encourt la rétractation, ce qui entraîne la restitution des pièces collectées. Le choix initial du "bon" juge contribue donc à sécuriser la mesure et à garantir son efficacité. 

Quel juge peut ordonner une mesure in futurum en cas de clause compromissoire ou de clause attributive de juridiction ?

Or la compétence territoriale du juge peut poser question dans deux cas : en présence d’une convention d’arbitrage et d’une clause attributive de juridiction.

Neutralisation du choix des parties

Le cas de la convention d’arbitrage est réglé par l’article 1449 du CPC, qui prévoit expressément que le juge étatique peut être saisi pour ordonner une mesure d’instruction sur le fondement de l’article 145, tant que le tribunal arbitral n’est pas constitué. La demande est alors portée devant le président du tribunal judiciaire ou du tribunal de commerce.

Mais le texte est muet sur le juge compétent territorialement. Sur ce sujet, la Cour de cassation laisse une option de compétence au requérant lui permettant au visa des articles 42, 46, 145 et 493 du CPC, de saisir (i) soit le juge du lieu d’exécution, même partielle, des mesures d’instruction, (ii) soit le juge qui devrait connaître de l’instance au fond selon les règles du CPC, à défaut de clause compromissoire. La Cour de cassation écarte le critère du lieu de l’arbitrage1.

Cette solution se comprend puisque par hypothèse, le tribunal arbitral n’étant pas encore constitué, il n’y aura pas de conflit de juridiction entre le tribunal étatique et le tribunal arbitral. Pour déterminer le juge étatique territorialement compétent, lorsque les parties sollicitent des mesures d’instruction dans la phase préarbitrale, elles doivent donc faire abstraction de la clause compromissoire.

Même sort pour les clauses attributives de compétence : la Cour de cassation les déclare inopposables au demandeur à une mesure d’instruction2. Les juges neutralisent ici aussi la clause attributive, pour s’en tenir strictement aux seules options et règles de compétence territoriale prévues par le CPC (tribunal du lieu d’exécution de la mesure, du domicile du ­défendeur…)3.

Haro sur l’unité du contentieux

Cette position peut surprendre puisqu’elle écarte la commune volonté exprimée par les parties sur la juridiction amenée à décider du sort de leur contrat en cas de litige. Elle aura pour conséquence d’aboutir à une décorrélation du fond et des mesures d’instruction.

Intégrer les mesures d'instruction dans sa stratégie avant d'engager un procès international

Même situation dans un contexte européen : en présence d’une clause attributive désignant un tribunal allemand pour statuer sur le fond, la Cour de cassation a reconnu la compétence du juge français pour ordonner des mesures d’instruction en France sur le fondement de l’article 145 du CPC4. La Cour de cassation a autorisé les mesures d’instruction en France, car elles avaient pour objet d’éviter le dépérissement de preuves, ce qui répond à la définition européenne de mesure provisoire ou conservatoire5, susceptible d’être ordonnée par un juge local quand le fond relève du tribunal d’un autre État membre, selon l’article 35 du Règlement Bruxelles I bis6.

Toutes ces solutions conduiront donc les plaideurs, en cas de clause compromissoire ou de clause d’élection de for, à être vigilants dans la rédaction de leur requête afin de mesures d’instruction en France.

Elles offrent surtout des possibilités aux parties confrontées à un litige international mettant en cause des intérêts français. Concrètement, au moment de préparer son plan d’action avant d’engager le procès, l’avocat doit avoir le réflexe d’envisager d’éventuelles mesures d’instruction en France, même en cas de clause compromissoire ou de clause attributive de juridiction visant un tribunal étranger.

Parce qu’au jeu du chifoumi des mesures d’instruction, le juge français sort vainqueur face à l’arbitre et au juge étranger !

1 Civ. 1ère, 23 juin 2021, n°19-13350
2 Com.16 fév.2016, n°14-25.340
3 Civ.2ème, 22 oct.2020, n°19-14.849
4 Civ. 1, 27 janvier 2021, n°19-16.917
5 CJCE, 25 avril 2005, C-104/03, St Paul Dairy Industries
6 Règlement UE n°1215/2012 du Parlement européen et du conseil, du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale

 

LES POINTS CLÉS

  • En présence d’une convention d’arbitrage, le juge étatique français peut ordonner des mesures d’instruction avant la constitution du tribunal arbitral.
  • En matière de mesure d’instruction, la clause attributive de juridiction est inopposable au requérant.
  • Même quand un juge étranger est compétent au fond, le juge français peut ordonner des mesures d’instruction destinées à éviter le dépérissement de preuves en France, sur le fondement des articles 145 du CPC et 35 du Règlement Bruxelles I bis.

 

SUR L’AUTEUR

Valérie Morales est avocate au barreau de paris depuis vingt-neuf ans. Elle est l’une des fondatrices du cabinet Melior Avocats, boutique dédiée à la résolution des contentieux d’affaires français et internationaux. Elle est une spécialiste des mesures d’instruction in futurum, qu’elle pratique au quotidien, en demande ou en défense, depuis plus d’une quinzaine d’années.