Manuel Valls subit depuis des années une opération de dénigrement rarement vue en politique. Une pratique qui en dit plus sur la gauche actuelle que sur l’ancien Premier ministre.

Sur les réseaux sociaux, c’est devenu un comique de répétition. À chaque remaniement ministériel en France ou à l’étranger, des montages proposent le même scénario : on y voit Manuel Valls quémander un poste et se faire rabrouer. Pire encore, au-delà de l’image d’arriviste, l’ancien locataire de Matignon est très souvent insulté. Chez une partie de la gauche, le terme de "vallsiste" est d’ailleurs utilisé pour discréditer un responsable politique ou un intellectuel. Tout cela fait de l’ancien Premier ministre le "mal-aimé" de la République. Pour l’intéressé, pourtant réputé avoir le cuir épais, la situation est si pénible qu’il a quitté Twitter en juin 2022. Reste la question centrale : pourquoi tant de haine ?

Minoritaire mais toléré

Le vallsisme peut se résumer de la manière suivante : fermeté sur le plan régalien et sur la laïcité, défense de l’universalisme, positions économiques proches du néo-socialisme défendu par le Britannique Tony Blair ou l’Allemand Gerhard Schröder.

Ses idées, il les a longtemps défendues au sein du parti à la rose. "Il a toujours été minoritaire mais toléré et accepté du fait de la culture des courants", explique la politologue Virginie Martin, professeur à Kedge Business School et fine connaisseuse des jeux d’appareils au PS. En 2011, alors candidat à la primaire citoyenne, il avait obtenu 5,6 % des suffrages, loin derrière d’autres éléphants comme le vainqueur François Hollande ou Martine Aubry et Arnaud Montebourg qui complètent le podium. Ce qui ne l’a pas empêché de rallier François Hollande puis d’intégrer son premier cercle au poste de directeur de la communication de sa campagne.

Gauche irréconciliable

À l’issue de la présidentielle de 2012, il est récompensé par le poste de ses rêves : le ministère de l’Intérieur. Place Beauvau, il ne manque pas de se réclamer de Georges Clemenceau qu’il admire. Dans cette première partie du quinquennat, il ferraille avec l’aile gauche du gouvernement incarnée par Christiane Taubira. Mais, une fois encore, il n’est pas mis au ban de la gauche plurielle. Tout change avec sa nomination à Matignon en mars 2014. "À partir de ce moment, le quinquennat change de direction, le vallsisme, minoritaire à gauche, prend le pouvoir au gouvernement", analyse Virginie Martin. Cela se caractérise par la nomination d’Emmanuel Macron à Bercy, la loi pour libérer la croissance, la loi travail, la proposition de déchoir de la nationalité française des terroristes binationaux, des propos très forts pour lutter contre le communautarisme (il reconnaît un certain Apartheid en France par exemple)… Les socialistes se divisent, des frondeurs font leur apparition, les écologistes quittent le gouvernement et Manuel Valls fait peu à peu figure de Croquemitaine. Lui-même en tire la conclusion en 2016 en déclarant qu’il existe parfois "des positions irréconciliables à gauche, il faut l’assumer".

Dans la guerre idéologique qui ravage la gauche depuis 2017, Manuel Valls est seul contre tous

Seul face à tous

Candidat à la primaire citoyenne de 2017, il s’incline face à Benoît Hamon au premier et au second tour. Contrairement aux promesses, il ne rallie pas le vainqueur. Le 14 mars, il annonce ne pas parrainer la candidature de celui qui fut son éphémère ministre de l’Éducation nationale, publie une violente tribune contre son rival puis soutient à la fin du mois la candidature d’Emmanuel Macron. La Haute Autorité des primaires voit rouge et dénonce "un manquement à la parole donnée qui contrevient gravement au principe de loyauté et à l’esprit même des primaires". Dans la foulée, il devient député apparenté LREM. Au sein de son parti d’origine, ça ne passe pas. Si la diversité d’opinion est admise, la défection ne l’est pas. Dans la guerre des gauches qui s’annonce, Manuel Valls devra faire face à la tempête sans soutiens : pour les socialistes, il incarne la traîtrise, pour la Macronie, il représente un profil dangereux et expérimenté qu’il vaut mieux laisser dans l’ombre. Dans la guerre idéologique qui ravage la gauche depuis 2017, Manuel Valls est donc seul contre tous.

Tectonique des plaques

En ce début de XXIe siècle, la gauche française se divise en deux clans : l’un attaché à l’intersectionnalité des luttes, assumant de plus en plus une vision communautariste de la société, mettant en priorité l’accent sur les combats sociétaux pour viser essentiellement l’électorat jeune, urbain et issu des minorités. Un autre représentant la gauche plus "traditionnelle". "Ce schisme datait d’il y a des années, la gauche intersectionnelle était déjà puissante dans les milieux intellectuels et universitaires", témoigne Virginie Martin. Selon la docteure en sciences politiques, "il lui manquait un réceptacle politique qui a pu se développer dès 2017 avant de prendre son essor en 2022".

D’une certaine manière, la tectonique des plaques évolue à gauche. LFI est devenue la première force en misant sur cette ligne communautariste et intersectionnelle, les Verts s’y mettent de plus en plus. Les écolos les plus hostiles à cette vision, comme François de Rugy, Pascal Canfin ou Barbara Pompili, ont quitté le navire ou sont minoritaires (Yannick Jadot). Le PS est ravagé par des luttes internes et les profils "ancienne gauche" comme Bernard Cazeneuve, Michaël Delafosse ou Carole Delga ne soutiennent pas Manuel Valls qui porte le sceau de Judas.

Intimider pour s’imposer 

Désormais, les "intersectionnels" veulent asseoir leur hégémonie à gauche et régler leur compte à l’ancienne école. Pour ce faire, ils attaquent durement leurs porte-drapeaux dont Manuel Valls, devenu repoussoir absolu : "L’attaquer, l’humilier c’est envoyer un message à ceux qui veulent marcher dans sa trace. Défendre ses idées ou sa vision de la gauche, c’est risquer le procès en extrême droitisation, être un facho, un infréquentable", relève Virginie Martin. Pour l’humilier, tous les moyens sont bons. Le 2 octobre 2018, alors qu’il prononce son discours d’adieu à l’Assemblée nationale où il siégeait depuis 2002 pour se lancer (en vain) à la conquête de la mairie de Barcelone, il est hué par les députés insoumis qui brandissent des pancartes "Bon débarras". Chacune de ses prises de parole, chacun de ses tweets sont par ailleurs inondés d’insultes et de quolibets.

"Désormais, défendre ses idées ou sa vision de la gauche, c'est risquer le procès en extrême droitisation, être un facho, un infréquentable"

Pour que ce soit bien clair, intellectuels, élus, médias chantres de cette nouvelle gauche s’en prennent à ceux qui sont supposés être de près ou de loin sur sa ligne. Bernard Cazeneuve, Élisabeth Badinter, Chloé Morin, Michel Onfray, Éric Naulleau, Philippe Doucet, Philippe Guibert, Caroline Fourest et tant d’autres sont désormais bannis de la gauche et font davantage valoir leurs idées sur les ondes de CNews ou dans les colonnes du Figaro que sur Arte, France inter ou Libération. Le but est simple : le coût social de défendre une ligne résolument universaliste et de centre-gauche doit être si élevé que l’on préfère le silence ou la soumission au harcèlement.

Ces manœuvres peuvent être blessantes pour les personnes visées, excommuniées d’un bord politique dans lequel elles ont parfois milité des années. Elles laissent par ailleurs des millions d’électeurs orphelins. Vers qui se tourner ? Un PS soumis à la Nupes, une majorité présidentielle qui assume de plus en plus son virage à droite sur bien des aspects ? Des frondeurs socialistes que tente de rassembler La Convention ? L’aile gauche du macronisme qui peine toujours à se structurer ? Un nouveau parti ? Pour le moment aucune solution partisane n’apparaît. Une chose est certaine, son leader devra avoir le cuir épais et s’habituer à se faire traiter de réac et de facho.

Lucas Jakubowicz