Professeur d'Histoire et à la Sorbonne, spécialiste des élites aristocratiques dans la France contemporaine, Éric Mension-Rigau vient de publier un nouvel essai, Rester noble dans le monde des affaires : de l’utilité des anciennes élites. Un ouvrage pour lequel il a interrogé Henri de Castries (ex-Axa), Nicolas de Tavernost (M6) ou encore Philippe de Chanville (ManoMano).

Décideurs. Quel est le point de départ de votre essai ?

Éric Mension-Rigau. Mon livre part d’un constat : la présence d’un certain nombre de noms aristocratiques dans le monde des affaires. Rapprocher le monde des affaires et la noblesse peut paraître paradoxal, étant donné que celle-ci n’a jamais constitué une classe économique. Historiquement, le noble est le contraire du bourgeois qui, lui, n’existe pas sans argent. Il nourrit de la réticence à l’égard des activités mercantiles et doit sa position sociale à sa naissance, non à sa réussite individuelle. Mais l’effondrement patrimonial de beaucoup de familles nobles au cours du XXe siècle a rendu impérative l’adaptation. Les deux guerres mondiales, la crise de 1929, l’inflation, l’augmentation de la fiscalité, s’ajoutant au Code civil qui fractionne les héritages, ont rebattu les cartes. Le monde des affaires permet le renflouement des fortunes. La noblesse est entrée dans le jeu de la méritocratie pour éviter le déclassement. Elle parachève son adaptation à la société post-révolutionnaire en intégrant dans sa culture le capitalisme entrepreneurial. Aujourd’hui son champ de bataille, c’est l’entreprise.rester noble

En quoi le monde de l’entreprise vient-il heurter l’éducation aristocratique ?

Conserver sa singularité n’est pas toujours aisé pour un noble. Il n’est pas naturellement à l’aise dans un univers dominé par l’argent, où le curseur d’évaluation de la réussite est placé dans les gains matériels plus que dans les valeurs morales. Un chef d’entreprise qui veut réussir doit établir des connexions avec d’autres élites et donc adopter des logiques relationnelles et des codes sociaux différents de son milieu d’origine. Le monde de la Tech, où le tutoiement est immédiat par exemple, percute l’écosystème aristocratique. La perception lignagère du temps, qu’induit la conscience généalogique, s’oppose à la domination de l’instantanéité. Certains dirigeants avec qui j’ai échangé ont souligné le bienfait d’une éducation qui développe la capacité à prendre de la distance, à relativiser, à éviter les décisions qui ne sont profitables qu’à court terme. Le réflexe de s’inscrire dans un temps long aide à devenir un guetteur d’avenir capable de relier le futur à construire avec les leçons du passé.

Qu’est-ce qui a forgé la réussite des personnes que vous avez interrogées ?

Dans la réussite interviennent, pour une part essentielle, la compétence, le sens du travail et les comportements individuels en adéquation avec le monde économique. C’est l’énergie et le charisme qui installent le leadership. Les aristocrates l’ont bien compris. Par ailleurs, s’ils bénéficient d’un capital d’éducation, de culture et de relations, ils savent aussi que la noblesse suscite vite la rancœur sociale. Elle ne laisse, en tous cas, jamais indifférent. Aussi sont-ils toujours prudents.

"Un certain nombre de valeurs chevaleresques comme la dignité, l’honneur, le devoir d’exemplarité peuvent être transposées dans l’entreprise"

Vous écrivez que l’éducation aristocratique englobe des injonctions contradictoires. Les nobles doivent se montrer ambitieux sans avoir les dents qui raient le parquet. Comment répondent-ils à cette dichotomie ?

Rester en harmonie avec son milieu d’origine tout en excellant dans le monde des affaires nécessite un travail sur soi-même, d’où le concept de bienheureuse schizophrénie que j’ai élaboré. Quand s’ajoutent à l’ambition de fortes valeurs morales et de solides règles de comportement la quête de sens et de repères surgit inévitablement. L’objectif est d’établir une congruence entre l’action dans le monde des affaires et les valeurs humaines façonnées par l’éducation familiale, la foi chrétienne et l’aspiration à un idéal. Le respect d’autrui et de sa dignité, comme la politesse, sont fort utiles pour bien gérer une équipe de collaborateurs et établir de bonnes relations avec les syndicats.

La noblesse revendique une certaine éthique. Comment est-elle soluble dans le monde des affaires ?

Le monde de l’entreprise est dur ; on cherche à faire tomber l’autre, la duperie est omniprésente. Les personnes que j’ai interviewées n’ont pas attendu les incantations moralisatrices contemporaines sur le respect d’autrui ou le partage de la valeur pour agir. L’invention de nouvelles formes d’excellence ne marque pas, pour elles, une rupture. Elle s’inscrit dans une continuité. Un certain nombre de valeurs chevaleresques comme la dignité, l’honneur, le devoir d’exemplarité peuvent être transposées dans l’entreprise. C’est le sens de mon livre : les idéaux aristocratiques peuvent toujours œuvrer à la transformation d’un monde économique qui a besoin de davantage d’éthique. Cela passe par de bonnes conditions salariales, un management empathique ou encore le respect de l’environnement.

Propos recueillis par Olivia Vignaud

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