Disney, Budweiser, Rip Curl, Google… Les grandes entreprises au positionnement trop "woke" et militant perdent des milliards de dollars. Contre toute attente, elles continuent. Comment expliquer cette stratégie irrationnelle ?

Fin février, de nombreux internautes utilisant Gemini, le générateur d’images de Google, font remonter un étrange problème. Quelle que soit la requête, l’intelligence artificielle ne permettait pas d’utiliser la peau blanche. Place aux Vikings et aux nazis à la peau d’ébène, aux sénateurs romains aux traits amérindiens ou à un Pape issu du sous-continent indien. Face au tollé, Google a mis l’outil en pause et a promis de revoir sa copie. Visiblement, l’idéologie a pris le pas sur le réel, un cas loin d’être isolé.

Rip Curl se prend la vague

En ce début d’année 2024, Rip Curl a également connu un bad buzz d’anthologie. L’emblématique marque de surf australienne avait depuis 1999 comme égérie Bethany Hamilton. L’Américaine de 33 ans est connue tant pour son bras en moins (arraché par un requin alors qu’elle était adolescente) que pour ses performances sportives et ses actions caritatives. Elle a utilisé sa notoriété pour s’inquiéter d’une nouvelle règle de la ligue mondiale de surf : désormais, les transsexuels sont autorisés à participer aux compétitions féminines. Une règle "préoccupante" pour la majorité des surfeuses qui restent silencieuses de "peur d’être mises à l’écart".

Peut-être avaient-elles raison. Dans la foulée de sa prise de parole, Rip Curl se sépare de la star jugée transphobe. Sur Instagram, une nouvelle incarnation est mise en avant : Sasha Jane Lowerson, une personne transgenre. Aussitôt, le grand public s’indigne, les appels au boycott s’enchaînent, la marque est contrainte de mettre en pause sa communication avant de rétropédaler et d’expliquer maladroitement que Sasha Jane Lowerson "n’est pas une athlète sponsorisée".

Le précédent Budweiser

En avril 2023, la bière Budweiser a connu la même mésaventure. La marque prisée des classes populaires américaines où les conservateurs sont surreprésentés avait tenté un pari étrange : recruter l’influenceuse transgenre Dylan Mulvaney pour représenter la gamme Bud Light. Un profil peu compatible avec la clientèle qui a boycotté en masse. Résultat, une perte de 5 milliards de dollars en Bourse, une baisse des ventes qui se poursuit et une image de marque abîmée auprès de ses fidèles.

Disney dans la panade

Pourtant, le cas de Disney précurseur en la matière, aurait pu servir d’avertissement. Depuis 2015, le groupe ne ménage pas sa peine : les mots "hommes" et "femmes" ont été bannis des parcs à thème américains, Les Aristochats et Dumbo sont précédés d’un message d’avertissement (certaines scènes seraient racistes), une équipe de "sensitivity readers" jette d’office à la poubelle les scénarios d’hommes blancs, le programme Re-imagine Tomorrow fait en sorte que "50 % des personnages principaux et récurrents des productions" soient des minorités sous-représentées (leur poids réel dépasse donc ce qu’ils représentent dans la société comme l'avait montré l'essayiste Samuel Fitoussi dans Woke fiction). L’idéologie prend le dessus sur la qualité des scénarios et toutes les productions ou presque se sont avérées de cuisants échecs : Avalonia n’est même pas sorti en salle en France, le remake de La Petite Sirène a fait un bide, Wish, le Disney de Noël a réalisé le pire démarrage du studio…

Disney est devenue l’une des entreprises américaines les plus impopulaires et sa capitalisation boursière ne cesse de s’effondrer

Naguère parmi les entreprises les plus populaires au pays de l’Oncle Sam, Disney fait désormais partie des plus détestées. Elle occupe la 77e place sur 100 selon le baromètre Axios Harris. Plus préoccupant, sa capitalisation boursière fond : elle était de 168 milliards de dollars en mars 2021, elle tourne autour de 100 milliards aujourd’hui.

Avant-garde militante

Qu’est-ce qui peut pousser une marque à prendre des initiatives commerciales qui heurtent une partie de leur clientèle et mènent à une baisse du chiffre d’affaires ? Comment expliquer la poursuite d’actions vouées à l’échec ?

Pour Erell Thevenon-Poullenec, co-auteur avec Brice Couturier de l’ouvrage L’entreprise face aux revendications identitaires et déléguée générale de l’Institut pour l’innovation économique et sociale, ces erreurs relèvent de la sociologie des organisations. "Dans les services marketing et RH des entreprises américaines et dans une moindre mesure en France, de nombreux jeunes diplômés sont passés par une formation de sciences sociales où les idées dites woke sont surreprésentées." Conséquence, "une fois sur le marché de l’emploi, ils peuvent avoir une posture militante et intransigeante".

Pour l’essayiste Pierre Valentin, auteur de Comprendre la révolution woke, cela mène à une situation étrange : "Une entreprise censée séduire les marchés de masse va donner les clés du camion à des personnes qui vivent dans une sorte de bulle militante coupée de la majorité."

"Une entreprise censée séduire les marchés de masse va donner les clés du camion à des personnes qui vivent dans une bulle militante coupée de la majorité"

Moines-soldats

Dans un premier temps, ces comportements militants s’insinuent dans les process internes. Gavés de critical race theory, de gender studies, de fat studies ou de queer studies, les nouveaux venus transposent dans les entreprises ce qu’ils ont appris sur les bancs de l’université. C’est particulièrement le cas aux États-Unis où les minorités quelles qu’elles soient sont célébrées, mises en avant. Les salariés Wasp sont invités à reconnaître leur privilège blanc, des départements Diversity and inclusion classent les collaborateurs en fonction de leur épiderme, leur genre, leur orientation sexuelle. Les uns sont dominants d’office et leur influence doit reculer. Les autres sont des victimes systémiques à célébrer.

"La France n’en est pas encore là, mais certains signaux interpellent", témoigne Erell Thevenon-Poullenec qui, au cours de son travail de recherche a été confrontée à des exemples éloquents : "Une grande entreprise de télécommunication a demandé à tous les cadres gays de faire publiquement leur coming out pour servir de modèles aux autres collaborateurs, une filiale française d’un grand groupe américain a passé la consigne suivante : interdiction de publier une photo de personne noire si le photographe n’est pas noir, de gay si le photographe n’est pas gay…" En somme, à l’intérieur de nombreuses entreprises une minorité militante donne le la, change la culture interne et, de facto, la communication externe et le business model.

Majorité silencieuse

Point important, la majorité est désormais soumise et se tait. "Certains pensent que c’est le sens de l’Histoire, que c’est progressiste, donc suivent sans se poser de questions, d’autres ont peur d’être traités de boomers, de racistes, de fachos donc se taisent." Pour convaincre la direction, Pierre Valentin note l’utilisation d’une technique qui fait ses preuves : "Ils se basent sur quelques tweets ou posts de comptes militants et assènent à leur hiérarchie plus âgée : la jeunesse pense comme ça, adaptez-vous." De manière cynique, la direction peut y trouver son compte. Comme l’observe Brice Couturier : "Les dirigeants font du virtue signaling et incitent les salariés à ne pas s’intéresser aux dividendes, aux délocalisations, aux inégalités salariales".

Dans les entreprises, la majorité se tait pour ne pas être qualifiée de raciste ou de facho

Patrons et actionnaires désemparés

Mais que faire si les caisses ne sont pas remplies ? Au sommet de la hiérarchie, CEO et actionnaires ne savent plus sur quel pied danser. Ils commencent à comprendre que l’adage go woke go broke se vérifie bien souvent. La tentation est grande de mettre le holà sur certaines lubies. Pas si simple. "Impossible de virer des milliers de salariés ou d’être accusé de ne pas être inclusif", constate Pierre Valentin. Place au "en même temps". L’essayiste cite le cas de Netflix : "La direction a demandé aux salariés de commercialiser et mettre en avant toutes les productions, même lorsqu’ils ne sont pas d’accord." Tout en maintenant sensitivity readers et quotas ethniques.

Le cas de Disney est aussi emblématique. Le PDG Bob Iger a reconnu en décembre 2023 que "les créateurs ont perdu de vue ce que devait être l’objectif : nous devons divertir, il ne s’agit pas d’envoyer des messages." Pour regagner la confiance du public, il compte notamment sur une super-héroïne amérindienne sourde et unijambiste et sur le remake de Blanche-Neige où les nains sont remplacés par des "créatures magiques" pour ne pas froisser les personnes de petite taille…

Lucas Jakubowicz

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